A la recherche de la frontière effacée : le mur à Berlin : le palimpseste Checkpoint Charlie
Résumé
Synecdoque de la coupure est/ouest, le mur de Berlin trouvait son acmé à Checkpoint Charlie. Or, en quelques mois, après la rupture du 9 novembre 1989, l’ensemble des installations a disparu laissant dans un premier temps un vide, puis se réurbanisant relativement rapidement.
S’il n’en reste que d’évanescentes traces, le mur reste attaché au nom de Berlin et draine des milliers de touristes à la recherche du frisson de l’oppression. A Checkpoint Charlie, où la fusion des deux Allemagne a banalisé le site, seule une petite cabane reconstruite signale le fameux point de passage.
Figure iconique de la littérature et du cinéma, CheckPoint Charlie glisse de la scène réelle à un décor installé à mi chemin entre le témoignage et l’attraction foraine.
Nous allons décrire ce processus en montrant comment la fiction cinématographique alimente la mémoire collective, réinventant l’histoire, et ce, dans sa dimension spatiale.
Pour citer l’article :
Laurent Lescop. À la recherche de la frontière effacée : le mur à Berlin, le palimpseste Checkpoint Charlie : Espace représenté, espace en représentation. Frontières oubliées, frontières retrouvées, Presses Universitaires de Rennes, pp.361-374, 2012, Marches et limites anciennes en France et en Europe, 978-2-7535-1739-4. 〈http://www.pur-editions.fr〉. 〈hal-01502068〉
Summary
Even though the wall has disappeared, it remains attached to the name of Berlin and attracts thousands of tourists seeking the thrill of oppression. At Checkpoint Charlie, only a small reconstructed hut recalls the famous crossing point.
Unable to rebuild the Berlin wall to satisfy the tourists, the city explores better solutions. Therefore, the memory is constructed from old photographs, films, but mostly fiction. But does it convey a fair picture? Films feed the collective memory, rewrite history, slide from reality. That’s what is checked here by superimposing the city map, on the cinema set.
A la recherche de la frontière effacée : le mur à Berlin : le palimpseste Checkpoint Charlie
Essai de scénologie
Ce qui fait lieu
Un grillage s’étire à l’infini. Impossible de savoir précisément où nous sommes, ici semble pareil à là-bas, l’ensemble se perd dans l’indifférence et l’indifférencié. Un jour de 1961, un couple se précipite sur les fils métalliques qu’un passeur vient de couper. Les Vopos[1] tardent à réagir, la femme plonge mais s’accroche violement aux barbelés, sa tête bascule en arrière, elle perd l’équilibre. Son compagnon la rattrape, ils sont passés. Longtemps ensuite, ce point auparavant indifférencié, sera le sujet de toutes les attentions, de tous les espoirs.
C’est ainsi que s’est constitué un lieu. Identifié : nous savons que c’est à cet endroit que les choses se sont déroulées, nous savons aussi qu’à ce moment des personnes ont créé du lien, ont établi une relation même si elle était conflictuelle. Le récit se diffuse apportant à ce lieu une historicité. Les traces persistantes portent l’histoire de micro évènement[2].
Cette portion de grillage a été le théâtre d’un accident, dirait-on. Mais plus que le théâtre, elle en a été la scène dans un dispositif immersif. Ainsi naît un lieu, de ces trois composantes : l’identité qui le singularise des autres lieux ou qui le fait émerger de l’indifférencié (dimension spatiale), le relationnel qui l’attache à une forme d’usage (dimension sociale) et l’historicité qui le relie à une chronologie dans laquelle peuvent exister des moments saillants (dimension temporelle).
Retourner sur place, constater ce qui reste comme traces après cet accident, alors que nous sommes avertis de cette histoire, en fait un lieu en représentation. Les souvenirs viennent restituer les protagonistes et les extraire des mémoires pour les faire exister dans le décor devenu vide. Par l’action de chacun, agissant comme des porteurs de mémoire, se crée un lieu de représentation, c’est un dire un lieu qui se raconte.
Plus tard, des artistes s’inspireront de ce récit pour écrire une fiction filmée. Ils trouveront un grand studio et dérouleront quelques dizaines de mètres de barbelés prenant bien soin d’y accrocher quelques chiffons déchiquetés. Ils poseront un arbre dont ils étudieront la forme. Le décor deviendra un lieu représenté. C’est celui qui sera probablement le plus vu, le plus mémorisé.
Le mur absent
Une fine ligne pavée serpente en ville. Elle passe d’un trottoir à l’autre, emprunte la chaussée indifférente au passage des voitures ou des piétons. Concurrencée par d’autres marquages au sol, elle s’en distingue par une forme d’indépendance à la règle urbaine. Elle oblique, abandonne le parallélisme et, comme prise d’une soudaine folie, vient percuter une maison ou plonger dans un canal.
Pointillé de la carte, rendu visible sur le territoire, cette fine ligne pavée est ce qui reste du mur de Berlin. Çà et là, une plaque de cuivre vient nous le rappeler. Suivre le mur, le franchir d’un pas et revenir, défier autant que l’on veut l’histoire, est aisé. Ce qui l’est moins, c’est de savoir de quel côté l’on se trouve. Le tracé est tellement tortueux qu’il est souvent déroutant pour qui chercherait à savoir si l’on est à l’ouest ou à l’est.
Le mur n’est plus ou pratiquement plus. Il en reste, non loin de l’immeuble de la Gestapo, un fragment sur la Niederkirchnerstraße, le long de la Mühlenstraße, la Stresemannstraße, quelques panneaux Postdamer Platz ou dans l’East Side Gallery. Emietté, on le trouve en vente dans une bulle de verre dans les boutiques touristiques, au bout de porte-clés. Deux cent cinquante fragments ont été vendus aux enchères et on pouvait en admirer quelques pièces dans la ville de Courbevoie qui en avait fait acquisition avec l’Epad[3]. En 1996, ces trophées ont été installés dans les sous-sols de la Défense[4].
C’est pourtant bien ce mur-là que viennent chercher une partie des sept millions de touristes venant à Berlin chaque année, à la poursuite d’un frisson que seule la fiction a pu entretenir. Synecdoque, le mur est l’histoire, le conflit et le territoire.
L’image que nous avons du mur est occidentale L’alignement de panneaux à sommet arrondi, tel que nous le voyons couramment, n’est pas la vision qu’en avait les berlinois de la RDA. Là aussi s’instaure un point de vue, une perspective, une subjectivité. A l’est, l’approche du mur pouvait par endroits sembler moins brutale, signalée par un panneau de taille modeste avec un avertissement : « Région Frontière, défense de passer». A quelques décamètres, derrière, se dressait un mur, presque insignifiant, constitué de plaques de béton horizontales. Mais si l’on voulait franchir ce premier obstacle, ce n’est pas à Berlin ouest que l’on arrivait, mais dans un vaste espace neutralisé, constitué de lignes coercitives parallèles, barbelés, mines, herses, chiens…le mur ouest se trouvant entre cinquante et quatre-vingt dix mètres de distance[5].
Géographiquement parlant, ce mur est une frontière urbaine au sens de Lynch[6] , il découpe un territoire et sépare deux entités différenciées. Mais le mur est route, canal, habitation, il recouvre des réalités physiques très diverses, il s’étire sur 43 km[7] en intra urbain ; sa désignation, « le mur », en tant qu’objet unique, en fait un espace propre, indépendant, dans lequel il trouve sa cohérence indifféremment des voisinages qu’il fréquente. Son rayonnement dramatique vient de là : le mur semble ne tenir compte ni du territoire, ni de l’urbain ni du social.
L’historicité de ce lieu, les relations paroxystiques qui s’y déroulèrent, son identification comme symbole de la coupure est/ouest, l’aura spectrale qu’il entretient avec la ville, en font aussi et surtout un lieu de mémoire[8].
Comme dispositif, ce « lieu-mur » possède deux axes : l’axe transversal est celui de l’interdit et l’axe longitudinal est celui de l’attente. C’est l’attente du franchissement, l’attente de l’information, l’attente de la destruction. Ces deux axes continueront de définir le fantôme du mur même après sa destruction. L’axe transversal suggère aujourd’hui des traversées fictives, des franchissements sécurisés, des retours possibles, il était et reste dans l’immédiat. L’axe longitudinal invite à remonter le temps, il était et reste dans la durée, dans la contemplation et l’interrogation. Ce sont deux axes, l’un diachronique, l’autre synchronique.
Le point d’acmé
Il existait sept points de passage entre les secteurs Ouest (américains, anglais et français) et Est (soviétiques) au sein même de la ville de Berlin : tout au nord, le poste-frontière Bornholmer Straße (le fameux pont), en suivant le mur vers le sud, le poste-frontière situé à l’angle de Chausseestraße et Liesenstraße, puis le poste-frontière Invalidenstraße situé à l’est du pont Sandkrugbrücke, le poste-frontière Friedrichstraße dans la dernière station de RER. Réservé aux étrangers, le poste-frontière Friedrichstraße, Checkpoint Charlie, est resté le plus célèbre. En continuant vers le sud et l’est se trouvaient le poste-frontière situé autrefois dans la Heinrich-Heine-Straße, le poste-frontière Oberbaumbrücke et enfin le poste-frontière Sonnenallee.
Du 22 aout 1961 à la chute du mur, CheckPoint Charlie est resté le point de passage principal entre Berlin Ouest et Berlin Est. D’un simple barrage obstacle sur la chaussée, le poste s’est transformé en véritable barrage routier doté de 10 voies de circulation, occupant une surface totale de 15 000m².
Le 27 octobre 1961, un incident va singulariser CheckPoint Charlie, hystériser l’histoire et frapper durablement l’imagination et la mémoire en devenant le théâtre d’un face à face entre chars russes et américains. Dans la matinée, trente-trois chars soviétiques se postent à la Porte Brandebourg. Ils répondent ainsi à l’initiative américaine de Clay de forcer la frontière pour laisser passer un diplomate américain vers Berlin Est. Dix tanks soviétiques se dirigèrent vers Checkpoint Charlie et s’alignent face aux dix blindés américains arrivés entre temps, distants d’une centaine de mètres à peine. C’est le premier face à face (standoff en anglais) depuis le début de la Guerre Froide.
De part et d’autre, les militaires attendent les ordres, inquiets à l’idée qu’un soldat trop nerveux ne fasse feu et ne déclenche ainsi une fusillade…peut-être la troisième guerre mondiale. Les chaînes de commandement américaines et soviétiques sont directement reliées à la Maison Blanche et au Kremlin. Kennedy prend aussitôt contact avec Khrouchtchev pour lui demander de bien vouloir reculer un peu, assurant que les Américains feront de même.
Après seize heures de tension, le premier char soviétique cède cinq mètres imité par un char américain. Un à un les blindés se retirent relâchant une pression devenue insupportable. Clay, à l’origine de l’incident, a manqué de précipiter le monde dans une guerre pour laquelle personne n’était réellement prêt. Il sera écarté, gratifié de ce commentaire du général Bruce Clarke, commandant des forces américaines en Allemagne de l’ouest : « Qu’est ce que Clay pensait qu’il était en train de faire ? On ne crache pas à la face d’un bulldog[9] ».
Cet incident marque ce territoire, l’identifie comme un lieu en représentation, le théâtre des tensions Est/Ouest. CheckPoint Charlie devient dès lors le lieu de référence, connu et chargé d’une symbolique extraordinairement puissante.
Icones
« You are leaving the american sector », « vous sortez du secteur américain ». Ce panneau en quatre langues, dernier avertissement avant de passer dans l’autre monde, est devenu l’une des figures iconiques de CheckPoint Charlie, du mur et de la guerre froide en particulier. Le texte en cyrillique renforce la différence entre le monde occidental (que l’on peut déchiffrer) et le monde communiste à l’écriture hermétique.
En avant du panneau, la guérite, servant au contrôle des papiers et gardée par quelques soldats, était protégée d’un muret de sacs de sable. La première version ressemblait à une petite cabane largement pourvue de fenêtres et surmontée d’une pancarte « Allied Checkpoint – US Army CheckPoint » Un long mât s’appuyait sur la façade tournée vers les soviétiques, un drapeau américain y flottait.
Cette guérite n’est pas un bastion, ni un donjon, c’est un petit obstacle administratif posé au milieu de la chaussée, un pavé blanc dominé par les hauts immeubles de part et d’autre les installations sont un peu plus loin : les barbelés, les murs, la tour de guet, les soldats. Au fil des années, la cabane a été transformée, la toiture a été allongée lui conférant une coiffe plus large, on l’a dédoublée. Plus tard, une nouvelle version est installée[10]. Rectangle régulier posé sur un îlot, agrémenté d’une paire de bacs à fleurs, une toiture plate décentrée offrant un auvent aux personnes contrôlées. Elle ressemblait un peu à un conteneur aménagé[11]. Le mât, un peu moins haut, rappelait toujours que le poste était américain, mais la pancarte, arborant l’indication « Allied CheckPoint Charlie » s’agrémentait des drapeaux américains, anglais et français.
Cabane, panneau, mât avec drapeau, muret de sacs de sable sont devenus les figures iconiques de CheckPoint Charlie, les éléments remarquables, les points indiciels du décor de ce point de passage.
Lieu de représentation
« Liberté pour les enfants[12] ». Plantée à l’angle de la ZimmerStrasse et de CheckPoint Charlie, Jutta Gallus[13] interpelle les passants et surtout les médias, pour une cause personnelle mais partagée par de nombreux Allemands.
En 1982, Jutta tente de passer à l’ouest mais est arrêtée avec ses deux filles de 9 et 11 ans. Jetée en prison, sa tentative ayant été dénoncée, elle voit ses enfants confiées à son ex-mari resté fidèle au régime de la RDA. La RFA achète la prisonnière, pratique courante, deux ans plus tard. Passée à l’ouest, Jutta organise, avec l’aide d’un journaliste, une série d’actions spectaculaires afin de sensibiliser le monde et les autorités est-allemandes.
Son « théâtre » préféré est CheckPoint Charlie. Femme sandwich d’une juste cause, elle prend le décor du point de passage comme lieu de représentation de sa revendication. Les photos de cette femme dans ce point de ville asséché par la sécurisation militaire, émeuvent la presse allemande et internationale. C’est la création d’une image où la protagoniste se place dans un décor symbolisant son écrasement, son agonie morale.
Le 24 août 1988 les enfants sont enfin rendues à leur mère. Des endroits où Jutta a hurlé sa cause, Stockholm, le Vatican, c’est CheckPoint Charlie qui restera comme le lieu le plus marquant, le plus symbolique, celui que le cinéma restituera quelques années plus tard.
Scène pour l’extraordinaire, c’est aussi une scène pour dans le quotidien. Depuis 1962, journalistes, militaires, touristes, captent l’évolution du site. Le musée de CheckPoint Charlie expose ainsi les vedettes du cinéma venues ici capter le frisson du réel qu’ils retranscriront dans leurs films[14]. De ces milliers d’images, aujourd’hui semées sur la toile, émerge une caractéristique forte : les vues sont prises de l’Ouest vers l’Est, très rarement de l’autre point de vue. L’espace est orienté, Checkpoint Charlie est bien une scène dont le public se trouve placé et dont le regard est dirigé.
Le public est même au balcon. Des observatoires étaient installés pour voir par-dessus le mur, pour regarder Berlin Est. Mais les acteurs de l’autre côté des fossés ne sont pas toujours ravis de cette position. Le film « Sonnenallee[15] » montre bien, sous le couvert de la comédie, que le spectacle se fait aussi au dépens des figurants, observés et moqués par le monde occidental.
Comme un membre fantôme
Checkpoint Charlie est ouvert le 10 novembre 1989, les installations seront démontées très rapidement ensuite. Le 22 juin 1990, la fameuse cabane est soulevée par une grue et emportée. Elle est maintenant au musée interallié sur un parking, à proximité d’un l’avion britannique de type Hastings, de ceux qui ont ravitaillés Berlin Ouest.
Pour qui est allé à Berlin en 1990, demeure le sentiment que le mur a très rapidement disparu. Non que la démarquation entre l’est et l’ouest ne soit pas encore très visible (il le sera encore longtemps), mais le mur, ce fameux mur, a pratiquement partout été retiré, laissant de vastes zones blessées.
Les paysages face à la porte Brandebourg ou Postdammer Platz rappelaient la guerre, les ruines et la destruction. Mais très rapidement, une urbanisation volontaire et expressive comble le vide, hisse des immeubles, propulse la ville dans le XXIème siècle. Berlin déplace son point de pivot, Mitte redevient le centre, le point focal. Pour les touristes venus frissonner aux traces de l’histoire, la déception est là[16]. La volonté de fusion des deux Allemagne était telle que presque tout ce qui pouvait rappeler le passé a été nettoyé.
Un lieu représenté
Bien avant la destruction du mur, la fiction s’est emparée de ce lieu à tragédies. John le Carré dans son classique «L’espion qui venait du froid[17] » ou dans « Les Gens de Smiley[18] »met en scène CheckPoint Charlie. Le réalisme des œuvres donne à ce lieu toute l’intensité due au genre.
Mais, si les images mentales produites par la lecture peuvent être puissantes, elles ne seront jamais autant partagées que les visions proposées par le cinéma. Cinq ans après la sortie du livre de John le Carré, Martin Ritt adapte en 1966, sur un scénario de Paul Dehn et Guy Trosper, « L’espion qui venait du froid[19] ». Tourné entièrement en studios, le film s’ouvre sur une reconstitution de CheckPoint Charlie. Il fait nuit, il pleut, mais les éléments iconiques sont présents et l’échelle du site est bien respectée.
La même année sort « Mes funérailles à Berlin[20] ». Guy Hamilton prend le parti de filmer en décors réels à Berlin. CheckPoint Charlie est visible à deux reprises, durant quelques secondes et, pour la première fois, le site apparait tel qu’il est. Toutefois, la caméra tournée vers l’Est, s’éloigne peu de la cabane, rendant le site étroit, ce qu’une vue aérienne semble vouloir confirmer. La frontière, prise dans une figuration de Berlin très sèche, confère au film un réalisme glaçant.
En 1983, James Bond passe par Berlin et bien entendu, franchit le mur à CheckPoint Charlie. Dans Octopussy[21], un segment de l’histoire se passe en Allemagne de l’est. CheckPoint Charlie est filmé en décors réels, le poste frontière n’étant, là encore, visible que quelques secondes. La géographie du site est contenue dans la Friedrichstraβe.
Après la chute du mur et la modernisation des studios Babelsberg à Postdam, les Allemands ont produit un grand nombre de films portant sur leur histoire récente. Le segment de mur construit pour le film « la Bande à Baader[22] » est toujours visible sur le site des studios. Le long métrage « Le Tunnel[23] » de Roland Suso Richter, propose un jeu fascinant de reconstitution des images emblématiques de l’histoire du mur. CheckPoint Charlie y apparaît dans une nuit profonde, dans l’axe de la Friedrichstraβe, signalé par les balises lumineuses des stations de métro dans une géographie étonnamment compressée.
En 2006, sort un téléfilm coproduit et tourné en ex Europe orientale. Sara Bender a deux filles, elle tente de passer à l’Ouest mais sa tentative échoue, séparée de ses enfants, elle se poste à CheckPoint Charlie pour réclamer leur libération. Un slogan choc : « Rendez-moi mes enfants ! Ce qui unit les êtres humains ne peut être séparé par des frontières » alerte le monde sur son histoire. On reconnaît l’histoire de Jutta Gallus, adaptée pour le petit écran : « La Femme de CheckPoint Charlie[24] » Le site du poste frontière est reconstitué en studio et fait l’objet d’un étonnant travail de réinterprétation spatiale.
Alors que les précédents films montraient le point de passage comme une rue ponctuée par la fameuse cabane, ici, nous sommes dans un espace chaotique, labyrinthique, aggravé par des chicanes et obstacles. Les perspectives sont brisées par le mur. Le site est étonnement blême, les façades, les palissades, la tour mirador, la cabane sont d’un blanc délavé. La neige, durant une scène hivernale viendra couvrir ce qui reste de sombre et gris.
Sans perdre de vue que c’est un décor filmé, devant donc gérer des problématiques d’économie de budget en jouant sur la perspective, les découvertes et les ruptures de plans, il reste néanmoins une impression de complexité kafkaïenne très en phase avec le propos, la perception du régime de la RDA et la situation particulière de Sara Bender/Jutta Gallus.
Perceptions contrastées
Comment parler du mur sans reconstruire le mur. Voilà la problématique à laquelle sont confrontés les berlinois depuis 1989 tout en sachant qu’il existe plusieurs niveaux d’appréhension de la question. Pour les Allemands de l’Est, les interventions sur l’histoire récente apparaissent souvent comme une relecture occidentale de leur histoire dans laquelle les « ossies[25] » tiennent le mauvais rôle. Plus de la moitié d’entre eux considère en 2009 que la réunification n’a pas été une bonne chose pour eux[26]. Pour autant, ils ne sont que 12% à souhaiter la reconstruction du mur[27].
L’effacement de la frontière a été, pour la génération née après guerre, perçue comme la négation de leur propre existence[28]. C’est un phénomène que l’on retrouve dans toute l’Europe de l’Est. La génération qui a pu croire au renouveau au lendemain de la deuxième guerre mondiale, se trouve accusée d’aveuglement, de lâcheté. La société qu’ils voulaient juste et qui rapidement s’est figée dans le totalitarisme, a tenté de contrôler le futur en construisant une mémoire policière que personne ne pouvait consulter. Une mémoire restée muette jusqu’au renversement du régime.
On parle souvent de la survivance du mur dans les têtes dans Allemands. La perception réciproque reste encore en effet conditionnée par leur origine. Le cinéma, sur le mode humoristique[29] ou tragique[30] en rend assez bien compte décrivant un même peuple aux coutumes et références bien différenciées. Certaines cicatrices urbaines, comme celle de Checkpoint Charlie, sont encore très visibles et la construction d’une mémoire commune est un sujet délicat.
Ainsi, la proposition de mémorial initiée par Reiner Hildebrandt[31], consistant à planter autant de croix qu’il y eut de victimes du mur était-elle vouée à l’échec. Elle inscrivait dans une histoire encore trop fraîche, la responsabilité d’une partie de la population dans des crimes politiques. Inauguré le 31 octobre 2004, le dispositif mettait en scène 1067 croix noires dans le délaissé du poste frontière. Le 5 juillet 2005, le Sénat de Berlin, à majorité socialiste et communiste, fait démonter le mémorial[32] et surtout retirer le faux mur qui avait été reconstruit pour l’occasion[33].
Plus consensuels, les dominos de la cérémonie du vingtième anniversaire de la chute du mur, permettaient de faire tomber symboliquement une deuxième fois le mur. Même si la cérémonie fut extrêmement populaire[34] malgré la pluie battante, elle restait plus dans l’expression du fait brut et spectaculaire que de ses conséquences ou surtout de ses prolongations dans la société allemande.
Représenter l’imaginaire du réel
Entre 1990 et 2000, le site de CheckPoint Charlie a été entièrement nettoyé des aménagements frontaliers laissant deux parcelles vides. Le mirador a fait l’objet d’une demande de préservation qui a été rejetée et a été détruit le 9 décembre 2000. Le 13 aout 2000, une réplique de la cabane, modèle 1961, a été placée, avec son petit muret de sacs de sable, son mât et son drapeau, sans oublier le fameux panneau indiquant que l’on sort du secteur américain.
Les visiteurs, à la recherche des traces historiques, trouvent souvent dérisoire cette mise en scène, ils se pressent néanmoins pour se faire photographier en compagnie des faux gardes, jouent à franchir le poste frontière, se rappellent parfois être déjà venus.
L’image du mur reste tellement attachée à la ville qu’il paraît naturel pour les touristes de le retrouver comme on retrouve de vieilles forteresses. Ces murs anciens, préservés, sont comme les traces de croissance des villes, des cernes urbains. Mais Berlin est un îlot, qui se densifie, mais qui ne s’étend guère. Le mur n’est que la trace d’une prison, empêchant les uns de sortir, les autres de passer. Toutefois, le symbole est puissant et régulièrement des artistes font des propositions de mur de glace, comme celui de Londres en novembre 2009 ou de mur évanescent, comme l’a proposé l’artiste coréenne Eun Sook Lee[35] devant la porte de Brandebourg.
Heureusement pour les inconsolables, depuis peu, la technologie vient à notre secours grâce à un système, qui, selon le Spiegel[36], ravira les touristes désespérés de ne pas voir ce fameux mur. Il s’agit du « Mauerguide[37] ». La réalité augmentée place devant nos écrans et dans nos oreilles, les fantômes disparus des frontières oubliées. Ils peuvent aussi surfer avec « Google Earth » et retrouver le tracé en superposition à la ville contemporaine.
Palimpseste.
Comme les théâtres antiques se couvrent d’herbes folles, CheckPoint Charlie s’urbanise, les terrains encore vides reçoivent des constructions, la ville se dessine sur elle-même effaçant peu à peu l’ancienne structure des lieux.
Les anciens commémorent et disparaissent, les jeunes oublient déjà.
Checkpoint Charlie est passé d’un lieu en représentation à un lieu de représentation en devenant une des scènes les plus fameuses de l’histoire récente de l’Europe. Pris par le cinéma, c’est devenu un lieu représenté. Or, la ressemblance qu’entretient ce lieu avec le réel s’éloigne petit à petit rendant à la fiction une dimension subjective.
A l’inverse de la fiction ouverte, la patrimonialisation des lieux pose le problème de la sédimentation urbaine et plus globalement de la saisie d’un instant historique dans la durée. Comme une image arrêtée, le territoire se fige dans ce qui devient le décor de la mémoire. La patrimonialisation va de paire avec la conservation, c’est un acte qui donne un caractère sacré à un lieu pour l’ensemble de la collectivité[38]. En soi, c’est une démarche politique, souvent idéologique, parée de considérations généreuses sur la sauvegarde, la préservation et l’enseignement pour les générations à venir. Cela s’inscrit dans une temporalité occidentale, linéaire et cumulative.
La conservation, dans le processus de patrimonialisation, fonctionne également avec l’idée de valorisation. Cette dernière comprend l’objet lui-même mais également ce qu’il produit comme valeurs sur le territoire alentour. Le traitement esthétique de l’objet conservé dans une scénographie qui produit sur le visiteur-spectateur un effet d’extase qu’il compensera par la fétichisation d’un objet souvenir, en pulsion consumériste.
Le mémorial de la Bernauer Straße[39] est à ce titre un contrepoint à CheckPoint Charlie. La Bernauer Straße a été brutalement coupée par le mur, si brutalement que des familles, des amis ou des voisins se sont retrouvés du jour au lendemain dans l’impossibilité de pouvoir se rejoindre. Certains ont sauté par les fenêtres pour tenter d’échapper à leur sort. Chacun a en tête ces images de personnes de tout âge se jetant dans le vide vers une bâche tendue plusieurs étages plus bas. Le mur détruit, le quartier reste marqué de l’emprise du dispositif frontalier, de sa largeur impressionnante. En 1994, un concours a été organisé pour la conception d’un monument dédié aux victimes du mur de Berlin et de la mémoire de la division de la ville. Le monument a été inauguré le 13 août 1998.
En 1997, à l’initiative du Sénat de Berlin, l’Association du Mur de Berlin a été créée pour superviser la mise en place d’un centre de documentation dans la maison paroissiale de l’Eglise de la réconciliation ouverte le 9 Novembre 1999, pour le 10e anniversaire de la chute du Mur. Le centre doit fonctionner avec le monument, en fournissant des informations historiques et permettre aux visiteurs d’en apprendre davantage sur les enjeux et les conséquences du mur de Berlin. Trois approches sont proposées : artistique, factuelle, et spirituelle. Les visiteurs sont en mesure de choisir leur type d’approche par les éléments qui leur sont fournis.
Mais la Bernauer Straße ne sera jamais aussi célèbre que CheckPoint Charlie, d’un côté la recherche et la réflexion, de l’autre l’affect et le spectaculaire, la bibliothèque contre le spectacle. La Bernauer Straße concerne les Allemands alors que CheckPoint Charlie concerne les étrangers, impliqués, sur le sol allemand, en dépit des allemands, dans un conflit extra territorialisé.
Bibliographie indicative :
Bernard Brigouleix, 1961-1989 : Berlin, les années du mur, Tallandier, Paris,
André Fontaine, Histoire de la guerre froide, de la guerre de Corée à la crise des alliances (1950-1963), Seuil, coll. « Points Histoire », Paris, 1983
Gilles Freissinier, La Chute du mur de Berlin à la télévision française : de l’événement à l’histoire (1961-2002), L’Harmattan, Paris, 2006
Anne-Marie Le Gloannec, Un mur à Berlin, Complexe, Bruxelles, 1985
Daniel Vernet, Le roman de Berlin, Editions du Rocher, 2005
Yvan Vanden Berghe (trad. 2e éd. par Serge Govaert), Un grand malentendu ? Une histoire de la guerre froide (1917-1990), Academia, Louvain-La-Neuve, cop. 1993
Arthur Schlesinger (trad. sous la dir. de Roland Mehl), Les Mille Jours de Kennedy, Denoël, Paris, 1966.
Peter Schneider, L’Allemagne dans tous ses états, B. Grasset, Paris, 1991
Filmographie indicative
- Allemagne – CheckPOint Charlie – Berlin
- L’espion qui venait du froid – Martin Ritt
- Mes funérailles à Berlin – Guy Hamilton
- Le Rideau Déchiré – Alfred Hitchcock
- Les Ailes Du Désir – Wim Wenders
- Le Tunnel – Roland Suso Richter
- Good Bye, Lenin! –Wolfgang Becker
- La Vie des autres – Florian Henckel von Donnersmarck
- Die Frau vom Checkpoint Charlie – Miguel Alexandre
- Classiques guerre froide
- La Mort Aux Trousses – Alfred Hitchcock
- Octopussy – John Glen
- Bons baisers de Russie – Terence Young
- La Volkspolizei (, la police du peuple) était la police nationale de l’Allemagne de l’Est. ↑
- Marc Augé, Non-lieux, Seuil 1992 ↑
- Courbevoie Magasine n°57, Un pan de Murà Courbevoie, Décembre 2009 ↑
- Le Parisien, Un morceau du mur de Berlin à La Défense, 06/11/2009 ↑
- On trouvera une préservation relative du dispositif dans la Bernauer Straβe, près du mémorial. ↑
- Kévin Lynch, L’Image de la cité, Dunod, 1998 ↑
- 43 km de frontière intra-urbaine entre Berlin-est et Berlin-Ouest, un total de 155 km, longueur totale de la frontière avec Berlin-ouest dont 112 km de frontière entre Berlin-ouest et la RDA ↑
- Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1997 ↑
- « What in the hell did Clay think he was doing ? You don’t spit in the face of a bulldog.” P.257 In Norman Gelb, The Berlin Wall: Kennedy, Khrushcheev, and a showdown in the heart of Europe, Simon & Schuster, 1988 ↑
- Le 20 mai 1976 ↑
- Au prix de 50 000 DM tout de même ! ↑
- Freiheit für dir Kinder », inscription sur la banderole de Jutta Gallus, indiquant le nom de ses deux filles et d’un garçon qui n’était pas le sien. ↑
- Jutta Gallus, Ines Veith, Un mur entre nos vies : Le combat d’une mère pour retrouver ses filles derrière le Mur de Berlin, Michel Lafon, 2009 ↑
- On peut se souvenir qu’un acteur professionnel est aussi venu délivrer un message politique à CheckPoint Charlie, il s’agit de Ronald Reagan, le 11 juin 1982, alors qu’il était président et en pleine course aux armements dans le cadre de la « Guerre des Etoiles » ↑
- Sonnenallee, Réalisation : Leander Haußmann, Scénario : Detlev Buck et Leander Haußmann, Décors : Lothar Holler, Date de sortie Allemagne : 7 octobre 1999 ↑
- On trouve le même problème pour les visiteurs à la recherche du ghetto de Varsovie, mais en Pologne rien n’est fait pour l’instant. ↑
- John Le Carré, L’espion qui venait du froid, Gallimard, 1973, The Spy who Came in from the Cold, 1963 ↑
- John le Carré, Les Gens de Smiley, Seuil, réed. 2001, Smiley’s People, 1980 ↑
- L’Espion qui venait du froid, The Spy Who Came in from the Cold, Réalisation : Martin Ritt, Scénario : Paul Dehn, Guy Trosper, Décors : Tambi Larsen, Hal Pereira, Durée : 112 mn, Date de sortie Grande-Bretagne : 13 janvier 1966 ↑
- Mes funérailles à Berlin, Funeral in Berlin, Réalisation : Guy Hamilton, Scénario : Evan Jones, d’après le roman de Len Deighton, Décors : Ken Adam et Peter Murton, Date de sortie US : 22 décembre 1966 ↑
- Octopussy, Réalisation : John Glen, Scénario : George MacDonald Fraser, Christopher Wood et Richard Maibaum, Décors : Peter Lamont, Date de sortie : Royaume-Uni : 6 juin 1983 ↑
- La bande à Baader, Der Baader Meinhof Komplex, Réalisation: Uli Edel, Scénario:Stefan Aust (livre)Uli Edel, Décors : Bernd Lepel, date de sortie : Allemagne 25 septembre 2008 ↑
- Le Tunnel, Der Tunnel, Réalisation: Roland Suso Richter, Scénario : Johannes W. Betz, Décors : Bettina Schmidt, Date de sortie : Allemagne 21 janvier 2001 ↑
- La Femme de Checkpoint Charlie, Die Frau vom Checkpoint Charlie, Réalisation : Miguel Alexandre, Scénario Annette Hess, Diffusion TV Allemagne : 28 Septembre 2007 sur ARTE ↑
- Surnom donné aux habitants de l’ex République Fédérale. ↑
- Le Monde, Une majorité d’Allemands de l’Est nostalgiques de l’ex-RDA, 26/06/2009 ↑
- Die Welt, Arbeitslose und Linke wollen die Mauer zurück, 08/11/2009 ↑
- Bernard Umbrecht, Sur les traces estompées de l’Allemagne de l’Est, le Monde Diplomatique, 11/2009 ↑
- Good Bye, Lenin! Réalisation Wolfgang Becker, scénario Bernd Lichtenberg, décors Lothar Holler, date de sortie Allemagne : 9 février 2003 ↑
- Berlin is in Germany, réalisation et scénario : Hannes Stöhr, Décors : Anke Bisten, Natalja Meier, date de sortie Allemagne : 2 février 2002 ↑
- Le créateur du Musée CheckPoint Charlie à Berlin, né en 1914 mort en 2004, ↑
- The New-York Times, Tearing down of memorial at Checkpoint Charlie begins, 05/07/2005 ↑
- BBC news, Wall Disneyland divides Berlin, 09/11/2004 : news.bbc.co.uk/2/hi/Europe/3995379.stm ↑
- Le Monde, Le Mur est tombé une seconde fois, 09/11/09 ↑
- Vanished Berlin Wall Germany, Eun Sook Lee, www.eunsooklee.com. ↑
- Der Spiegel, Berlin resurrects Vanished Wall with GPS guide, 05/06/2008 ↑
- Téléchargeable à www.mauerguide.com . ↑
- Di Méo Guy, Regards sur le patrimoine industriel, Actes du colloque de PoitiersPatrimoine et industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser, 12-14 septembre 2007, Poitiers-Châtellerault – Colloque « Patrimoine et industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser », France (2007) [halshs-00281934 − version 1] ↑
- Gedenkstätte Berliner Mauer , Bernauer Straße 119, 13355 Berlin ↑