Gwerz Kear Is ar Roue Gralon

De villages en villages les chanteurs, vendant la feuille volante contenant les textes des chanson, transmettaient le patrimoine oral du pays. Mais donnaient également les nouvelles et illustraient les faits exceptionnels de la société.
Le très grand nombre de feuilles volantes consacré à Ker Is montre la popularité de ce récit.
La Gwerz est une chanson mélancolique, la version suivante est la plus célèbre concernant la Légende de la Ville d’Ys.

Ar Roue Gralon Ha Kear Is
Le Roi Graslon et la Ville d’Is.

Gralon3

1

Quelle nouvelle dans la ville d’Is, si la jeunesse y est si folle ? si, au-dessus du grondement des flots, j’entends le hautbois et le biniou ?

Il n’est rien de nouveau dans la ville d’Is : ces jeux y sont de tous les jours; il n’est rien d’extraordinaire : ces jeux y sont de toutes les nuits.

Des buissons de ronces ont poussé à la porte des églises verrouillées, et l’on excite les chiens à dévorer les pauvres qui pleurent.

Ahès, fille du roi Grallon, la flamme de l’enfer au coeur, en courant la première à tous les désordres, entraîne après elle la ville à sa perte.

Saint Gwennolé, navré de douleur, est venu souvent trouver son père, et, en pleurant, l’homme de Dieu a dit au roi :

– Grallon, Grallon, prends garde aux dérèglements d’Ahès, car il n’en sera plus temps, quand Dieu versera sa colère.

Là où il y avait des rires, il y aura alors des grincements de dents. Là où il y avait des chants de joie, il y aura des cris d’angoisse !

Et le vieux roi, épouvanté, a sagement conseillé sa fille mais, abattu par l’âge, il n’a plus la force de lui résister.

Et, fatiguée des reproches de son père, pour échapper à ses regards, elle a élevé, à l’aide des mauvais génies un beau palais, non loin des écluses.

C’est la qu’avec ses amants se trouve, cette nuit, la fête; c’est là que, sous l’or et les perles, Ahés brille comme le soleil.


2

Plaisir à vous dans ce palais, filles aimables et jeunes galants; plaisir et nuit gaillarde à vous, dit un prince, en entrant.

Le prince portait un costume rouge, sa barbe était longue et noire, et ses membres frémissaient d’ardeur, et ses yeux brûlaient.

Soyez le bienvenu, étranger, lui répondit Ahès avec une mine doucereuse ; oui, soyez le mieux venu si vous êtes le plus savant dans le mal.

Alors, j’aurai bon accueil, répartit l’inconnu, car je suis aussi savant dans le mal que celui qui l’a créé !

Et aussitôt Ahès de le prier de faire avec elle un tour de valse, et tous blasphémaient à l’envi, contre Dieu.

Quand cette valse fut terminée, le cavalier d’Ahès, souriant et haussant les épaules, dit : -Vous ne savez rien !

Apportez-moi les vases saints des églises d’Is, apportez-moi la croix du Crucifié, une hostie consacrée, puis vous verrez !

Ahès s’empressa de répondre : – On les trouvera dans l’église de mon père, car mon père idiot a foi
dans cet imposteur de Nazareth ! –

Trois y coururent à l’instant, et renversèrent l’autel, et apportèrent, dans leurs mains maudites, les dépouilles du sanctuaire.

Le prince rouge, dès qu’il les aperçut, en rit à coeur joie, et se dit encore intérieurement : -plaisir à vous, dans ce palais !

Il mit d’abord, à coups de pieds, les vases en mille morceaux, puis il marcha sur le crucifix, et il cracha sur l’hostie.

Puis encore, sur eux, avec les autres, tous nus, chantant : – Anathème à la Croix ! – Il fit, en sept postures différentes, les danses des sept péchés capitaux.

Aussitôt, le palais trembla, et le tonnerre éclata, et, à travers leurs regards atterrés, frappa le feu pâle des éclairs.

Voyez-vous, s’écria le prince rouge, je sais faire valser Dieu ! – Et ses rivaux se disaient, consternés :
– Ahès a trouvé son maître !


3

A la fin de cette scène de sacrilèges, l’envoyé des mauvais génies, demeuré seul au palais, s’approcha d’Ahès.

– Fille de Grallon, douce et gentille souveraine de mon coeur, ne pourrais-je, de quelque façon, voir la clé des écluses d’Is ?

– Mon père porte au cou la clé d’or, attachée à une chaîne, et mon père est maintenant endormi, et je ne puis avoir la clé.

Mais lui se jeta à ses pieds, et baisa sa petite main blanche, et la fascina par ses regards, pleins de larmes et de flammes.


4

Le vieux roi, dans son palais, situé non loin de là, reposait alors au milieu des ténèbres, sans avoir connaissance de ce qui se passait.

Il n’y avait, dans la chambre nue de Grallon, qu’un crucifix venu de la main d’un ami bien cher, saint Corentin, évêque de Quimper.

Qu’un Evangile, autre cadeau d’un homme pieux, autre gage d’affection de la part de Gwennolé.

Beau dans son sommeil comme un ange, dormait le roi de basse Bretagne, et ses cheveux blancs, dans leur désordre, lui retombaient en couronne autour du front.

Alors, sans crainte de Dieu, Ahès, la méchante princesse, comme frappée de vertige, entre dans sa chambre, pour lui voler la clé.

En marchant sur la pointe des pieds, la fille avance sans bruit vers son père, puis doucement, en souriant, lui enlève la clé du cou.


5

Qui vient là-bas, dans la rue, monté sur une haquenée noire, dont le galop fait jaillir des étincelles du pavé ?

– C’est le messager de Dieu, député au roi d’Is ; c’est l’apôtre de la foi, saint Gwennolé, aimé dans la Bretagne.

Je le vois approcher, sa crosse d’abbé à la main gauche, et une étole d’or sur sa robe blanche, et un cercle de feu autour de la tête.

Le voila au seuil du palais où dort le père d’Ahès, et, sans descendre de cheval, il appelle, à haute ; voix, dans la nuit :

Grallon, Grallon, lève-toi vite, lève-toi pour suivre Gwennolé, lève-toi pour fuir devant la mer : les écluses d’Is sont ouvertes !

Et le vieux roi, tout troublé, s’est élancé de son lit : -A moi, à moi, mon cheval le plus rapide !… Hélas ! c’en est fait de cette ville !…

Et, bientôt à cheval, il court sur les traces de son ami, et, derrière eux, mugissante, ils entendent rouler la mer.

En ce moment, la princesse débauchée, dont l’amant avait disparu, errait par la ville d’Is, les cheveux épars.

En entendant, au milieu de ses angoisses, le galop des chevaux, qui se sauvaient devant la mer, elle reconnut, à la lueur des éclairs, son père et le saint.

– Mon père ! mon père ! si vous m’aimez, emportez-moi sur votre cheval léger ! – Et, sans prononcer une parole, le père, dans sa tendresse, – prend sa fille en croupe.

Aussitôt, les vagues accourent plus rapide, et Gwennolé, en tremblant, s’écrie : – Grallon, Grallon, au nom de Dieu, hâte-toi de noyer cette couleuvre !

Cependant, plein d’une mortelle inquiétude, le père tient encore embrassée la pécheresse, mais le saint fait le signe de la croix, et la touche du bout de sa crosse.

A l’instant même, l’amante du démon roule dans les flots écumants, et le vieux roi entend à ses côtés un rire bruyant dans la nuit.

Mais, allégé de ce fardeau, il ne tarde pas à rejoindre Gwennolé, et son cheval, les quatre jambes mouillées, s’élance avec lui sur le rivage.

Aujourd’hui, métamorphosée en sirène, Ahès chante, au clair de la lune, chante, et, en souriant, peigne, à la grève, sa chevelure d’algue.


6

Au lever du soleil, le saint et Grallon montaient au sommet du méné C’hom, qui, les pieds dans le sable, lève la tête sur Douarnenez.

De là, le roi de basse Bretagne jeta derrière lui un regard, et, au lieu d’Is avec ses dix portes, il ne vit plus que la mer.

J’avais une ville des plus belles, et voilà qu’il n’en reste plus rien ! – Et tout son coeur se brisa, et ses yeux pleurèrent !

– Grallon, Grallon, s’écrie de nouveau Gwennolé, Grallon, à genoux, avec moi ! – Et Grallon, sous le poids de sa douleur, tombe à genoux sur la montagne !

Et là, courbant sa tête blanchie dans la poussière, le roi disait encore : – Qu’il en soit comme il plaît à Dieu !

Lorsqu’il se releva, sous le feu vif du soleil levant, il vit, à travers ses larmes, reluire le rû mén-goulou.

Sur cette pierre, nos pères versaient du sang à un dieu barbare, et le vieux roi dit tout à coup à son ami :

Là-bas, en mémoire de la ville d’Is, je bâtirai un temple à la foi, et, afin de témoigner de sa fondation, je le nommerai du nom de Rumengol.

Mais, à la place de Teutatés et d’Hésus, régnera dans ce temple la douce mère de Jésus, et, chaque année, pour honorer la croix, j’y ferai célébrer un grand pardon.

Quand les dieux seront morts, et plusieurs forêts de chêne abattues, un jour, le peuple de basse Bretagne viendra là, des quatre vents.

Alors, si l’on se souvient encore de Grallon, on dira de coeur: – Grands sont les prodiges accomplis dans les temps passés ! –

Sources « DASTUM »

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